top of page

CRÉTIN

C’est ainsi que chaque nuit tu le traites de crétin.  Puis, tu ne le penses pas, bien entendu.  Et tu ne comprends pas ces sentiments contradictoires. Tu es injuste, tu le sais bien. Mais c’est plus fort que toi, les paroles sortent d’elles-mêmes. Elles ne te demandent pas la permission, vivent leur petit bonhomme de chemin. Les mots se bousculent, galets informes aux angles pointus, tu brides ta bouche, tu veux la boucler, ferme ta gueule, tu te le dis, tu t’en persuades, tu tiens le coup toute la soirée, non cette nuit je ne lui dirai pas que c’est un crétin. Tu te crois la plus forte, la soirée s’achève en douceur. Tu devines son regard posé sur toi. Tu essaies de le capter, mais il se dérobe. Tu ricanes intérieurement. Lui aussi doit se demander si je vais enfin fermer ma gueule. Il doit en avoir tellement assez.  La nuit approche, tu te couches la première, il prétexte un livre à terminer, il te rejoindra plus tard, tu sais bien qu’en réalité il espère que tu dormiras quand il se glissera dans les draps. Tu as envie de le gifler, le griffer, le secouer, lui foutre ton pied au cul, réagis bordel ! Mais il referme la porte de la chambre et tu restes là avec tes rêves de petite fille, prince charmant, voyage à Venise, gondole et visite de Saint-Marc, emballées les rêveries de la niaise parfaite ! Tu as beau être intelligente, bon salaire, réussite sociale, maison, jardin et toutou, tu sais bien que le bonheur ce n’est pas ça. En tous cas, il n’a pas les traits de cet homme derrière la porte qui te laisse seule dans la nuit, qui se couche sur la pointe du cœur, le plus délicatement possible, ne pas la réveiller, ne pas entendre les mots blessants, crétin, triple zéro, idiot. Tu sais bien que, derrière la violence des mots, finalement tu as raison. Plus qu’un crétin, c’est un menteur, un lâche, un refoulé. Ton corps lui fait peur, t’aborder lui semble impossible, te prendre dans ses bras une croisade perdue d’avance. Il n’aime pas l’amour et ses codes. N’espère rien, il ne changera pas. Montre-toi plus courageuse que lui. Demain, quitte ta belle maison, garage, voiture et toutou, balance tout, et fonce. Il y aura forcément au bout du chemin un homme qui te prendra dans ses bras et t’empêchera de dormir la nuit.

LAURA

Je suis tombé amoureux de Laura. Je n’ai jamais apprécié cette expression ″tomber amoureux″. Tomber, ça sent la défaite. Et c’est pourtant exactement ce que j’ai éprouvé. Deux regards qui se cognent et l’impression d’une chute dans le vide.

Mais, je vais très vite m’apercevoir que Laura se fait toute petite.  Elle ne se sent pas suffisamment en confiance. Laura est un lac insondable qui protège bien des monstres. Penché sur sa surface, je ne reçois que le cuivre doré de reflets immobiles. Laura est un fantasme, un rêve déformé que mon cœur en bandelettes ne comprend pas. La lumière a déserté ma vie, plus lisse qu’un tableau noir. Laura a tout gobé, hydre minuscule. Il fait sombre dans notre vie, le coucher du soleil a des raideurs de plante morte. Je voudrais respirer de nouveau, secouer la jungle rouge qui m’enserre, sentir des vibrations de joie quelque part dans mon âme engourdie. Mais cela signifie quitter Laura. Impossible ! Notre chemin est commun, notre destin unique. Tout craque et souffre avec elle. Mais sans elle, tout serait mort. Petite fille sans certitude, Laura nous confine dans une torpeur blême où seules les vapeurs d’alcool nous réveillent. Tomber amoureux, c’est ça, une chute sans fin.

HABEMUS PAPAM

 Ils l’ont bâillonné. Traité de chien infâme. Déshabillé, dénudé, fouetté, enchainé. La foule agglutinée observait en silence. L’homme ne disait rien, pas un soupir, pas un rictus. Une page blanche. La journée avait passé dans une attente délictueuse. Certains avaient abandonné la place, soucieux de la récolte à faire, du champ à sarcler, des graines à semer avant que la nuit les prenne tous dans ses bras noirs de suie. Les femmes étaient restées, délaissant le foyer, les enfants à nourrir, le diner à préparer. Subjuguées par cet homme nu au silence parfait. Jugeant l’homme trop mutique, eux avaient planté dans son flanc droit une pointe acérée, rougie au feu. Son corps s’était ployé, une barque poussée par le vent. Mais aucune plainte ne s’en était échappée. De deux pieux solides ils avaient fait une croix, avaient hissé le corps muet, avaient ôté le bâillon, soucieux de recueillir la moindre plainte. Plus précieuse qu’une source dans le désert. Les femmes étaient restées là. Toute la nuit. Sourdes aux cris de leurs petits, affamés. De leurs maris, délaissés. Elles avaient veillé sur la croix. À genoux. Pour partager un peu sa douleur, à lui, l’homme mutique. Quand l’aube avait caressé de son souffle rose la silhouette entravée, les femmes s’étaient relevées, avaient secoué leurs jupes empoussiérées, s’étaient regroupées sous la croix, avaient compris qu’il était mort. Eux avaient tiré jusqu’à la croix le plus gros cochon du village. Une bête de cent kilos au fessier énorme. Ils avaient posé sur sa tête une mitre en toile crasseuse, hurlant d’une seule voix avinée «Habemus Papam »

LE BOUT DE SES CHAUSSURES

Il faut arrêter de penser et continuer à regarder ses chaussures. Se dissoudre. Avaler toute dignité. Accepter qu’un petit chef de service, un chefaillon, parce qu’il est plus gradé, parce que tu es son subordonné, te ridiculise. En public. Devant le staff rassemblé. Ne relève pas la tête, pointe le bout de tes godasses, boucle tes oreilles, laisse glisser les injures, redresse-toi, Bon Dieu, t’as l’air d’un looser. Laisse-le dire. Dans cinq minutes, il s’épuisera, à court d’arguments. Chacun retournera à son poste. Tu relèveras enfin la tête, tes yeux le frôleront à peine, pas question qu’il lise ce qui s’y cache. Et puis, dans un jour, dans un mois, tu n’es pas pressé, tu as le temps, tu le suivras à la nuit tombante, tu sais où il habite, à quelques rues de là. Tu la lui planteras bien profonde, la lame que tu fais tournicoter au fond de ta poche en attendant la fin de son numéro. Tu lui piqueras son téléphone, son portefeuille, ses godasses, son pardessus. Tu t’en débarrasseras, la Seine n’est pas loin, un vrai dépotoir. Histoire de faire croire à un crime crapuleux. Les sans-abris du coin auront chaud au cul un moment, mais les keufs ne trouveront rien, évidemment. Tu rentreras chez toi, le dos bien droit, la conscience en paix, sans regarder tes chaussures. 

FIN D'UN CYCLE

Il s’installe au volant, démarre lentement, les soucis plein la gueule. Résumons : quarante-trois ans, boulot de merde, comptable dans une usine de traitements d’ordures, pas de quoi rêver, lui qui se voyait pilote de chasse quand il était môme, marié, sans enfants, une femme… ah ! sa femme, vaudrait mieux changer de sujet, toujours la larme à l’œil et la goutte au nez, pas de quoi rêver, lui qui rêvait d’épouser une Marylin quand il était adolescent. Il passe la cinquième vitesse, appuie sur l’accélérateur, se dit que le prochain arbre c’est pour lui, parait qu’on ne sent rien, il suffit juste de choisir le bon, un tronc large, droit, par une fiotte d’arbrisseau, il s’en tirerait pour trois côtes cassées, quelques semaines d’hospitalisation et de nouveau une chienne de vie, huit heures à aligner des chiffres dans un bureau riquiqui, trois mètres sur deux, une fenêtre qui donne sur les chiottes, odeur de pisse et de merde, ça attire les mouches, et le soir la tronche enrhumée de sa dulcinée, reniflements et sanglots longs sans violon, de grâce, non, il ne veut plus de cette vie de chiasse. Il appuie plus fort sur la pédale, petite route de campagne désertique, juste une belle rangée de chênes tricentenaires qui lui font la révérence, et l’envie de les embrasser tous dans un grand emballement. Il appuie, appuie, toujours plus vite, pédale à fond, coup de volant à droite, la voiture s’envole, décrit une jolie courbe aérienne, passe entre deux chênes colossaux et s’échoue ou plutôt plonge dans une gigantesque meule de foin. Il reste longtemps sans bouger, ouvre enfin les yeux, ne comprend pas ce qu’il fait là, ça sent l’herbe coupée, l’été finissant, les vacances au bord de l’eau, farniente et pastis glacé, ciel au couchant orangé, cigales stridulantes. Une irrésistible envie de vivre le prend, il s’extirpe de la voiture, ça fume sous le capot, probable qu’elle va prendre feu, il s’en éloigne en courant, défait son nœud de cravate, quitte sa veste trop cintrée, enlève ses chaussures, et se met à courir en chaussettes, là, sur cette jolie route de campagne qui sent l’herbe coupée et l’été finissant. Il court, court, il ne sait pas vers où, mais qu’importe, il court vers un ailleurs aux allures d’espoir.

LES BERCEAUX

ICe ne sont pas les berceaux qui chavirent en premier dans les tempêtes amoureuses ? L’air tissé de scrofules puantes, les batailles domestiques laissent sur le carreau les amants désunis. Tout vole, assiettes, argenterie, la photo de mémé dans son cadre doré, les cadeaux de mariage pulvérisés, les livres bousillés, et l’envie de tout faire disparaitre, qu’il ne reste rien, que l’amour dévasté, les cris, le sang, le voisin qui frappe à la porte, calmez-vous ou j’appelle la police. Ouvrir la fenêtre, tirer le berceau jusqu’au rebord, d’un grand coup de rein le basculer dans le vide, et le père du petit qui dort innocemment à l’intérieur, le balancer aussi, ce grand corps mou inutile et railleur, s’en débarrasser, par-dessus la balustrade l’amour de jeunesse, piétiner toute étincelle, toute possibilité de recommencement, les joies, les espoirs, la naissance, chambre du bébé si tendrement préparée, tout catapulter. L’amour trahi fait plus de dommages que mille guerres. Dehors, le jour flotte en lanières serpentines. Le berceau s’est échoué dix étages plus bas sans un couac. La vie s’est arrêtée, la rage a disparu. Il ne reste que la douleur d’un acte irréparable. Rendre l’âme, sauter à son tour ou mijoter trente ans dans une geôle - deux mètres sur trois - pour ce moment de folie, quelle différence ?

bottom of page